Pouquoi la France planque-t-elle les femmes de 50 ans et plus ? - Terrafemina

Publié le Jeudi 26 Septembre 2019
Clément Arbrun
Par Clément Arbrun Journaliste
Passionné par les sujets de société et la culture, Clément Arbrun est journaliste pour le site Terrafemina depuis 2019.
La France planque-t-elle les femmes de plus de 50 ans ?
Des médias à l'industrie du spectacle, il ne fait pas bon être une quinquagénaire. Mais pourquoi ? Penchons-nous sur ce flagrant cas "d'âgisme".

"Un corps de femme de 25 ans, c'est extraordinaire. Le corps d'une femme de 50 ans n'est pas extraordinaire du tout. Elles sont invisibles". Difficile d'oublier ces propos édifiants de l'écrivain Yann Moix, recueillis dans le magazine Marie Claire, et la quantité de réactions outrées qu'ils ont pu susciter sur les réseaux sociaux. Par-delà le caractère sexiste de ces mots que l'on aimerait oublier, demeure tout de même une idée, tout aussi violente : les femmes de cinquante ans seraient des femmes invisibles. Elles le sont tout du moins aux yeux du polémiste (ou plutôt, de sa libido). Hélas, force est de constater que la réflexion nous revient à l'esprit lorsque l'on passe au crible médias, films et publicités. Où sont donc les quinquagénaires ?

Car contre quelques figures emblématiques, d'Elise Lucet à Isabelle Huppert, de la télévision au cinéma, combien de laissées-pour-compte ? Encore aujourd'hui, les femmes de cinquante ans et plus semblent être reléguées au rang de figurantes. Ou pire, de vagues silhouettes qu'il faudrait ignorer. Il faut dire qu'elles concentrent sans le vouloir toute une rasade de préjugés et de stéréotypes. Et qu'il est bien difficile de s'en dépêtrer...

Les femmes invisibles

Susan Sarandon, quinqua + et fière de l'être.

Croyez-le ou non, mais le terme de "femme invisible" n'est pas trop fort. "Il y a une espèce d'injonction à disparaître", décoche en ce sens la journaliste Sophie Dancourt. Elle a créé l'excellent J'ai piscine avec Simone, le "média à remous" qui donne de la visibilité à la génération des femmes de cinquante ans. Qui en "donne", précisément parce qu'il y en a peu. Dans le journalisme, par exemple. Sophie Dancourt déplore de voir ses consoeurs reporters "quinquas" sentir l'épée de Damoclès qui pend au-dessus de leur tête. D'aucunes sont mises au ban. On leur explique, malgré leurs vingt-cinq ans d'expérience, qu'elles ne sont "plus à la page" ou qu'elles n'ont plus "les codes". Non sans condescendance, on ne les envoie plus, ou rarement, sur le terrain. A l'inverse, ils sont nombreux, les "dinosaures" masculins à perdurer au sein des rédactions. Sexisme ordinaire ?

"La fameuse image du "plafond de verre" recouvre en fait la problématique de la cinquantaine. Pour les hommes, c'est le moment où, si tout va bien, vous arrivez au point d'acmé de votre carrière. Pas pour les femmes", nous explique la philosophie féministe et professeure de sciences politiques Camille Froidevaux-Metterie. Selon la chargée de mission égalité-diversité à l'Université de Reims, autrice du captivant Le corps des femmes. La bataille de l'intime, "le plafond de verre est une forme d'euphémisme qui dissimule quelque chose qui est de l'ordre de l'âgisme genré". L'âgisme, c'est cet ensemble de préjugés ciblant un individu en fonction de son âge avancé.

Pour s'en rendre compte, il suffit juste d'ouvrir un magazine féminin. Et de feuilleter ces pages glacées où subsiste en permanence cette tension entre culte des crèmes de rajeunissement et thémas seniors naphtalinées. "Quand j'ai eu cinquante ans, j'ai cherché des magazines qui me parleraient d'autre chose que ma retraite ou mes cheveux. Je n'ai pas trouvé grand chose", explique Sophie Dancourt. D'où l'utilité de lancer son propre site...

Les femmes "vieillissent"

Isabelle Huppert, l'exception qui confirme la règle ?

Aujourd'hui, beaucoup dénoncent cette discrimination bien trop banalisée. A Hollywood par exemple, des actrices comme Susan Sarandon insistent sur cette réalité et fustigent "tous ces hommes d'affaires qui prennent les décisions". "Ce truc de l'âge est dingue", énonce sa collègue Emma Thompson. "Ce fut toujours ainsi. Je me souviens que quelqu'un m'avait dit que j'étais trop vieille pour Hugh Grant... alors qu'il n'a qu'un an de moins que moi. Rien n'a changé à cet égard. C'est pire", ajoute la comédienne britannique. On pense aussi aux mots de Nicole Kidman, 52 ans, qui lors de la dernière cérémonie des Screen Actors Guild Awards ne s'est pas privée de cingler producteurs et décisionnaires trop machos ("A 40 ans, je pensais que chaque film serait mon dernier").

Mais à côté de toutes ces voix retentissantes résonne dans notre beau pays un assourdissant silence... "Je ne vois pas une seule féministe qui s'empare vraiment de la question de l'âgisme en France. Comme s'il y avait une crainte de devoir se projeter dans dix ou vingt ans. Il faut croire que certains biais sont très bien intégrés dans notre façon de pensée", s'attriste la créatrice de J'ai piscine avec Simone.

A l'écouter, l'âgisme est l'une des discriminations qui fait le plus de dégâts. Elle incite par exemple les actrices à se dire que, passés 40 ans, leur carrière va chuter, et leurs chances d'avoir des rôles, s'amoindrir. Les comédiennes ne manquent pas, mais les histoires, si. "Les scénaristes n'écrivent pas de grands rôles pour ces femmes-là", dixit la journaliste. Bien sûr, de grands noms viennent à l'esprit. Ceux d'Isabelle Huppert, Sophie Marceau, Agnès Jaoui, Fanny Ardant ou Isabelle Adjani font du bien à nos oreilles. Mais cette liste de prestige masque un vide inquiétant. Selon l'agente de renom Elisabeth Tanner, c'est une évidence : "les actrices ont moins de rôles après 50 ans, et après 65 ans, on leur propose trop souvent de jouer les handicapées, ou les malades d'Alzheimer". A l'inverse, les hommes ne subissent pas cette pression, "puisque des acteurs de 60 ans peuvent lire des scénarios destinés à des quadragénaires", détaille-t-elle à Télérama.

Vous l'aurez compris : qu'importe le média, les mecs ont le droit de mûrir. Les femmes, non. "Les femmes ne "mûrissent" pas : elles vieillissent", décoche Sophie Dancourt. Les hommes ont l'âge de la "maturité", celui de l'expérience et de la sagesse. Mais dès que l'on parle de féminité et de "vieillesse" (ce gros mot), il est rapidement question de "date de péremption".

Des femmes qui effraient

L'iconique Lauren Bacall.

Du coup, lorsque l'on se demande pourquoi les quinquas sont si peu visibles dans les médias et les films, la réponse semble spontanée : ces industries produisent de l'image. La femme de cinquante ans en serait-elle exclue car jugée trop peu "glamour" ? C'est une bonne piste, mais trop réductrice. Non, derrière ce problème palpite un tabou, aussi tenace qu'incompris : la ménopause. Cette étape de la vie des femmes semble les exclure du monde professionnel.

"À partir du moment où les femmes franchissent le cap "fatal" de la ménopause, elles sortent du groupe des femmes procréatrices", théorise Camille Froidevaux-Metterie, "et elles perdent de ce fait ce qui est considéré depuis toujours comme leur principale fonction sociale". Sans ce rôle qu'on leur attribue, la société les considère désormais comme des étrangères. Résultat, "elles disparaissent en tant que sujets". Une incidence des plus oppressives. Rien d'anodin à ce que la chanteuse sexagénaire Madonna qualifie l'âgisme de violence "patriarcale"...

Il faut dire que la cinquantaine représente un entre-deux étrange. A mi-chemin entre la "jeunesse" dite "mature" et les "personnages âgées", la quinquagénaire déroute et inquiète. Ne serait-ce que par son corps, qui change. Source de perplexité masculine, celui-ci est "pathologisé", n'est plus qu'une "maladie, qu'il convient donc de "soigner", ajoute la professeure de sciences politiques. "J'ai entendu à ce titre des trucs hallucinants, détaille à l'unisson Sophie Dancourt, comme des gynécologues dire : "c'est presque des corps d'hommes", à propos de quinquas". En gros, si leurs consoeurs plus jeunes subissent leur lot de réflexions machos dès qu'il s'agit de parler de sexualité(s), leurs aînées s'en voient quant à elles... dépossédées.

Car aux femmes ménopausées, on ne retirera pas juste le statut de femme "désirée" mais celui de "femme désirante", observe l'autrice du Corps des femmes. Ne vient à l'esprit de personne qu'elles puissent être "sujets de désirs". Le désir qui importe, c'est celui des hommes. Surtout dans un secteur comme le cinéma. "On a une représentation hyper-stéréotypée de la sexualité au cinéma. Or la sexualité est l'un des instruments de la relation de pouvoir entre les hommes et les femmes. Le regard masculin a été pendant très longtemps associé à un regard neutre, parce que l'immense majorité des films sont produits par des hommes qui regardent des femmes. Il faut dire que ce regard a une origine et un rapport avec la domination masculine", a récemment développé la comédienne Adèle Haenel au micro de France Inter. Et le male gaze, c'est-à-dire le point de vue masculin, a bien du mal à comprendre les désirs des femmes. D'ailleurs, lorsque les quinquas sont "sujets de désirs", elles angoissent : ce sont tout de suite des "cougars", note Camille Froidevaux-Metterie, une espèce dangereuse (et en voie d'extinction). Une forme de menace pour tous ceux qui ne la "chassent" plus.

Des femmes désirantes

La comédienne 'quinqua' Agnès Jaoui (et fière de l'être)

Déjouer tous ces clichés n'est pas qu'un question de de fantasmes. S'attarder sur cette idée du "désir" au sens le plus large du terme, c'est comprendre que la cinquantaine, loin du désert, est une source de stimulation. Car "les femmes de cinquante ans travaillent, continuent d'avoir une vie amoureuse et sexuelle, se projettent dans l'avenir et s'incarnent au présent", s'enthousiasme la philosophie féministe. Ce n'est d'ailleurs pas une communauté comme celle "J'ai piscine avec Simone" qui la contredira. En parallèle du pureplayer, ce sont plus de 800 internautes (et quinquas) qui se réunissent au sein d'un groupe Facebook privé. Des femmes actives, qui s'assument comme elles sont, "sont conscientes des diktats (et énervées par beaucoup !), ont encore des projets pros et des projets de vie", nous assure à l'unisson Sophie Dancourt. Bref, ce sont des femmes désirantes.

Jamais des femmes invisibles n'ont été à ce point omniprésentes. Aujourd'hui, en France, une femme majeure sur deux a plus de 50 ans, c'est à dire 51 % de la population féminine majeure et un quart de la population majeure totale, nous affirme le Manifeste de la commission Tunnel de la comédienne de 50 ans - laquelle se bat contre ce manque cruel de représentations. Une femme majeure sur deux, "c'est beaucoup pour disparaître des écrans-radar !", ironise Sophie Dancourt.

Et face à cet évanouissement systémique, la "solution miracle" - comme aime tant à le dire Marlène Schiappa - n'existe malheureusement pas. Banaliser l'image de la femme de cinquante ans au fil des films et médias permettrait pourtant de faire évoluer les mentalités. Le hic, c'est ce que cela implique de bousculer des stéréotypes profondément ancrés dans l'inconscient populaire. Et constamment nourris à grands coups de marketing. Dès lors, comment agir au juste ?

En quête de sororité

Pour être combattu, l'âgisme a grand besoin d'allié·e·s. La diversité des voix féminines doit se penser par-delà les conflits générationnels, la peur de l'âge et le culte du "jeunisme". "Et c'est très compliqué, confie Sophie Dancourt, car l'on vit toutes isolées les unes des autres". A ces appréhensions et "distances" culturelles, il faut privilégier la sororité. Mais pas juste de jolis hashtags. Non, une solidarité bien réelle, "centrale, qui se doit d'être effective, notamment au sein du monde professionnel", conclut la journaliste. Pour elle, il s'agit enfin de comprendre que les femmes de cinquante ans d'aujourd'hui ne sont pas celles d'hier. D'où l'importance de se détacher du storytelling totalement désuet" et très "vieille France" qu'on leur attribue volontiers. En laissant la parole aux principales concernées.

Et Sophie Dancourt n'est pas la seule à le penser. C'est aussi l'avis de la jeune créatrice française Fanny Karst, à qui l'on doit les fringues "Old is the new black" (comprendre : la vieillesse, c'est tendance). Une manière très graphique d'assumer son âge aux yeux de toutes et tous, sans complexe et avec beaucoup de style. Dans le registre du happening élégant, on applaudira tout autant l'initiative de la créatrice de mode Nathalie Garçon, à la tête de l'association "Over 50, et alors ?". En faisant défiler des femmes de plus de cinquante ans, Garçon, inspirée par le mouvement "Old is the new black", démontre que la cinquantaine est "un nouveau territoire qu'il faut réinventer".

Dans la manière d'en parler également, tout semble à réécrire. Il y a encore tant à partager, à dire et à faire. Et ce désir de changement n'a rien d'anecdotique. En vérité, il devient même urgent. Car l'âgisme n'a rien d'un enjeu passéiste. C'est même tout le contraire. Sophie Dancourt nous l'affirme : si cette question des femmes de cinquante ans continue d'être ignorée, "alors elle sera dommageable pour la génération qui suit".

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